Les origines de l’alchimie europÉenne

par Gérard Heym[1]

Venise fut pendant de longs siècles une des villes les plus importantes de l’Europe et des liens étroits avec Byzance ont conféré à cette cité adriatique le grand honneur d’être réputée gardienne de l’Art et de la Science byzantins. Ainsi, Venise était-elle le canal par lequel l’Alchimie hellénistique et byzantine purent pénétrer en Europe. Cette Alchimie byzantine ne fut, en réalité, pas autre chose qu’un prolongement (plutôt qu’un développement) de l’ancienne tradition. Venise devint, pour ainsi dire, la dépositaire des manuscrits alchimiques de langue grecque ; “dépositaire”, disons-nous, parce que, d’une part, nous avons à peine entendu parler d’Alchimie grecque avant la fin du XVe siècle, et que, d’autre part, à cette époque, la technique des étudiants vénitiens avait déjà été profondément influencée par la Tradition orale arabe.

La plupart des savants européens sont peu au courant du fait de l’Alchimie grecque et byzantine, et ce pour deux raisons : d’abord, on ne disposait que de très peu de manuscrits, autant jadis que de nos jours ; ensuite, on n’a publié qu’un nombre infime de ces rares écrits. Le célèbre manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Marc, publié par Berthelot avec des commentaires, est incomplet ; quelques fragments seulement en ont été imprimés, qui se trouvent éparpillés dans certaines collections européennes importantes.

L’auteur du présent article eut une fois l’occasion d’examiner une collection particulière de manuscrits alchimiques grecs composée de plusieurs milliers de volumes dont plusieurs finement illustrés. Les dessins représentaient, soit des sujets mythologiques grecs, soit des allégories chrétiennes à la manière byzantine et n’ont rien de commun avec ceux que nous possédons ailleurs. Certains sont peut-être exécutés de manière un peu crue, mais ces manuscrits, soigneusement reliés, se caractérisent par une fort belle calligraphie en ce qui concerne les lettres et les illustrations. Autant qu’il a été possible de l’observer, le texte, dans chaque cas, ne constituait qu’un commentaire des illustrations. Il était surtout intéressant de constater que nous nous trouvions apparemment en présence de la source d’un grand nombre de gravures symboliques que l’on trouve dans les livres européens, exemple : celles de l’Atalanta Fugiens qui semblent n’être autre chose qu’une version européenne “moderne” d’un ensemble de dessins byzantins. Serions-nous donc en face du problème d’une origine grecque de la majorité de nos dessins alchimiques, tandis que les commentaires seraient vraisemblablement et dans chaque cas basés sur la Tradition arabe ?

Venise, dit-on, aurait connu l’Alchimie byzantine dès les environs de l’an 900 ; la Tradition et la pratique étaient cependant limitées à certaines familles. À Byzance, l’Alchimie fut pratiquée jusqu’à la catastrophe finale et ne prit pas fin à l’époque du moine Stéphanos pendant le règne de l’empereur Héraclius. Son origine se situe dans la période de l’Hellénisme avancé ; son langage symbolique et ses dessins sont très difficiles à interpréter ; elle était basée sur l’emploi de formules secrètes, beaucoup plus que ne l’était la technique arabe d’Alchimie ; bref, elle était essentiellement “personnelle” selon une Tradition familiale. Néanmoins, il y a un mystère qui demeure : que sont devenus tous les manuscrits ?

La source principale de l’Alchimie européenne est un ensemble d’écrits groupés autour du nom de Djabir (Geber). Il comprend une multitude de textes pour la plupart alchimiques, et dont plusieurs ont un intérêt magique. Tous sont dérivés de l’ancienne science hellénistique. En fait, ce n’est que maintenant que, pour la première fois, nous arrivons à avoir une vue correcte du rôle important qu’a joué la science hellénistique tardive vis-à-vis de l’Alchimie, et ceci grâce à l’œuvre magistrale de Kraus sur les textes de Djabir ainsi qu’à deux articles de Stapleton basés sur ce livre.

L’ensemble des textes de Djabir représente plus d’une simple recueil d’écrits scientifiques : il s’agit là d’un concept cosmogonique qui s’oppose à la religion orthodoxe stérile dont les fondations avaient été ébranlées par les penseurs musulmans éclairés. Ceux-ci désiraient, en effet, établir, en tant que croyance officielle des pays islamiques, un concept basé sur l’antique sagesse synthétisée par l’esprit hellénistique tardif. Le génie musulman était particulièrement attiré par les spéculations scientifiques de cette philosophie dont le noyau central était constitué par une ontologie expérimentale appelée Alchimie et que les musulmans nommaient “la Science de la Chimie”, ce qui signifie la science de la transmutation et l’art de l’infusion. Cette Alchimie de Djabir était basée sur l’idée d’équilibre (balance) : l’expérimentateur ou le praticien devant trouver les “équilibres” des divers “éléments” aux fins de leur transmutation. L’art d’effectuer cette dernière reposait sur un système de nombres dont le potentiel était symbolisé sous forme de carrés magiques qui représentaient une concentration de grande énergie en provenance de certaines planètes et constellations.

Nous arrivons dès maintenant à un fait très important : ces textes arabes ont été traduits en latin en commençant par la traduction de Morienus par Robert de Chester, terminée en février 1144. On pourrait se poser la question suivante : comment les étudiants européens non instruits pouvaient-ils comprendre ces textes sans avoir été initiés à la Tradition de la Philosophie, postulats qui seuls permettaient le fonctionnement de cette science expérimentale ? Il va sans dire que la plupart de nos textes alchimiques traduits de l’arabe ne sont que des squelettes qui demandent à être revêtus de la Tradition orale secrète. Nous avons la preuve que cette Tradition a effectivement existé et qu’elle existe peut-être encore. Un grand nombre de nos textes ont été si mal traduits – exemple la Turba – qu’ils sont sans aucune valeur pour les étudiants. La grande collection du Theatrum Chemicum dont les éditeurs avaient sélectionné les textes avec grand soin et selon un certain ordre, ne peut être appréciée que si nous admettons que ces textes sont dénués de signification pour autant qu’ils n’ont pas été assortis de commentaires et directives oraux. Dans de rares cas cependant, l’étudiant a sans doute bénéficié d’une Illumination divine, mais ces quelques élus n’ont pas assuré la pérennité de l’Alchimie à travers les siècles. Il y a des textes qui contiennent une clef, et, à condition qu’elle soit comprise, celle-ci révèle l’ancien système d’équilibre exposé par les alchimistes hellénistiques. Ce système ouvre des perspectives et explique sur une grande échelle les rapports entre le Microcosme et le Macrocosme, la composition du Monde et la Cosmogonie éternelle de l’Univers en des termes jamais infirmés – surtout par nos physiciens technocrates modernes – termes que l’on ne trouve pas dans l’Alchimie byzantine.

On sait que Robert de Chester et son ami Hermann de Dalmatie, qui a traduit beaucoup d’œuvres de l’arabe, avaient eu tous les deux des Maîtres arabes et hébreux qui leur avaient interprété les textes alchimiques arabes. Michael Scott, qui a vécu à la cour de Frédéric II et qui a lui-même composé des textes alchimiques, avait eu des Maîtres arabes qui pratiquaient l’Alchimie. Bien plus tard, Michael Maier, à la cour de Rodolphe II, était en relations constantes avec des alchimistes arabes, en Sicile, et Rodolphe lui-même employait à sa cour des musulmans chargés de lui expliquer certains textes obscurs.

Ainsi qu’il a été dit, l’œuvre de Djabir était devenue le concept cosmogonique de l’Islam éclairé : finalement, sous les Caliphes Fatimites, qui avaient tous reçu l’Initiation aux Mystères des Sciences Antiques, l’Alchimie pénétra jusqu’au trône : ni avant, ni après – même pas à la fin de l’époque hellénistique – l’Alchimie n’atteignit un tel prestige. Le choc ainsi produit par ce prestige sur l’esprit affamé européen fut immense et, en dépit des moqueries et des “progrès de la science”, ce prestige nous influence toujours, même si certains d’entre nous rougissent de l’admettre.

Lors du début du déclin de l’Islam après les invasions mongoles, les gardiens de la Tradition alchimique musulmane se mirent à la recherche des personnes qualifiées auxquelles ils pourraient confier le secret de leur technique. Des contacts furent établis avec les Indes et l’Europe. L’histoire de Christian Rosencreuz est sans doute authentique jusqu’au certain point, mais les Rosicruciens de l’époque de la Réforme ont essayé (ainsi que l’a démontré l’auteur français Argos) d’appliquer des idées que leurs cerveaux ne pouvaient saisir, afin de satisfaire leurs mesquines intrigues personnelles, discréditant ainsi une Tradition qui avait espéré établir en Europe “l’Archi-Science” afin d’éviter l’esclavage technocratique à l’Humanité européenne.

Notre dette est très grande envers les adeptes musulmans qui ne voulaient permettre aucune différence entre les croyances, les religions ou les races, pour demeurer dans la ligne de leur haute générosité spirituelle.

Il est possible que le renouveau d’intérêt pour l’Alchimie, dans le présent, soit capable de ramener l’âme européenne vers sa véritable origine, cet âge que Saint-Paul qualifia de “Plénitude du temps”, achevant la synthèse de la Science et de l’Existence (la vie), une synthèse qui est l’Archi-Science et résout le Mystère de l’Être.

 

 

 

[1] Article paru dans Initiation et Science, avril-juin 1956, pp. 10-13.